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artistes et les penseurs de cette Saxe raffinée ce délicat épicurisme de la vie intérieure, ce besoin de l’analyse presque morbide ; cette préférence pour les joies subtiles et un peu dangereuses de l’esprit et pour les sonorités dissonantes[1]. Du vivant même de Nietzsche adolescent, et tout près de lui, à Eisfeld en Thuringe, vivait un savant et pur casuiste, Otto Ludwig. Quels paradoxes d’analyse ténue et forte que ceux de ses grands drames, Agnes Bernauer ou die Pfarrose ! Et quel don d’éclairer par le dedans des âmes inextricables et tragiques, méticuleuses et candides, comme son Apollonius, ou tortueuses comme Fritz Nettenmaier dans Zwischen Himmel und Erde ! Friedrich Ritschl enfin, le grand philologue, fils de pasteur lui aussi, paraissait à Nietzsche avoir les traits de la sensibilité saxonne « par cette charmante corruption, qui nous distingue, nous autres Thuringiens, et par laquelle un Allemand même sait devenir sympathique. Même pour arriver à la vérité, nous préférons les sentiers de contrebande »[2].

Pour cette raison encore, cette région, plus qu’aucune autre en Allemagne, s’ouvre aux influences du dehors. Nulle part le germanisme n’est plus aimablement mitigé. Nulle part on ne connaît un courage plus aventureux ; mais nul conquérant ne se laisse apprivoiser plus aisément par sa conquête. Les Saxons cherchent leur propre nuance en se comparant à autrui. Ils sont friands de curieuses expériences. Et de leurs incursions fructueuses dans les coutumes et dans la pensée étrangères, ils reviennent civilisés. Le besoin de savoir et le goût du raffinement font de Leipzig, dès le xviie siècle, la ville galante qu’on appelait « le petit Paris ». Le faste des princes électeurs fit des


  1. Eckertz, Nietzsche als Künstler, pp. 4, 30, 42.
  2. Ecce Homo (W., VIII, 45).