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Fallait-il se laisser submerger ? ou engager la lutte contre le torrent des milliards et contre le déluge des hommes ? ou enfin périr, comme Hœlderlin et Kleist, avec un grand cri désespéré ? Il faut préparer le nouvel esprit classique ; chercher quelques alliés, et créer avec eux la pensée réformatrice. Ou peut-être, si l’on est seul, il faut la créer seul, dans l’effroi de cette solitude irrémédiable, et n’en pas assumer moins l’immense responsabilité.

Pour découvrir cette pensée, il ne suffit plus de servir l’Humanité, la Société, l’Individu. Besognes subalternes que de travailler à des utilités, collectives ou privées. Attendons que la démocratie entière soit entrée dans les faits et que soit passée l’inévitable révolution sociale. Alors pourra commencer une besogne digne des disciples de Nietzsche. Il faut laisser parler la seule douleur humaine, et, dans le silence intérieur, fixer le regard sur l’homme éternel. Une grande Ombre, peut-être dès maintenant, se profilera dans notre conscience; et notre nostalgie projettera hors de nous l’image de l’intégrité humaine, dont nous n’avons plus en nous la réalité.

Cet étranger qui vient à nous du fond de nos rêves, quel nom lui donner, assez lyrique, assez hostile au temps présent, assez symboliquement oriental, assez surhumain ? Il suffit qu’il réveille l’espérance des hommes et cette audace qui, avec les faibles ressources du savoir, de l’art et du désir humains, prétend atteindre l’éternité. Nietzsche a construit un fragile radeau aérien pour affronter les courants de cette éternité mouvante. Il est couché sous les ailes brisées de son appareil. Son problème demeure.