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suadait que peut-être il avait seul su dépasser ainsi Schopenhauer. Il oubliait alors que la même émotion respirait dans le Satyros et dans le Divan de Gœthe ; qu’elle ruisselait d’Hœlderlin et de Kleist[1]. Et qui s’étonnerait que Wagner en fût rempli dans le mois où il achevait son triomphal Siegfried ?

Nietzsche, à mesure que Wagner tournera au renoncement chrétien, se ressouviendra mieux de ce bouddhisme héroïque. Il le recueillera comme sa part d’héritage ou le retirera comme son apport à la communauté dissoute. Il se fera gloire de cette fidélité aux convictions autrefois partagées. Mais il fera erreur sur sa part d’originalité, et cette croissante erreur l’enfoncera dans la haine de l’ami bien-aimé.

La reconnaissance, une amitié vraie, qui se retrouvaient après ces brefs orages, le ramenaient pour longtemps encore à Wagner. Il éprouvait une orgueilleuse mélancolie à se savoir si méconnu. Rohde lui-même, à qui il venait de faire lire le Beethoven de Wagner, n’y reconnaissait pas la voix de Nietzsche :

C’est la voix du prophète dans le désert…, une révélation que personne ne pouvait nous faire plus profonde et plus convaincante que ce génie (Wagner), dans lequel le plus intime esprit de l’art divin se manifeste pur et sans les oripeaux de la mode[2].

Ainsi, Nietzsche éprouvait que l’aube de la gloire ne se levait pas encore, et le puissant génie, dans le voisinage de qui, il vivait l’éclipsait. II se faisait alors une raison ; il reprenait du champ. Wagner lui avait dit : « Restez helléniste et laissez-vous, comme tel, guider par la musique. » Il le fit, et, concevant toute une Grèce nouvelle qui naî-

  1. V. nos Précurseurs de Nietzsche, pp. 37, 42, 56, 96.
  2. Rohde à Nietzsche, 29 déc. 1870. (Corr., II, 220.)