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Shakespeare[1] », c’était une formule de Nietzsche, mais une formule seulement. Sur sa tâche, Wagner n’avait jamais été dans l’obscurité.

Cette structure d’esprit nouvelle, qui devra être celle de tous les hommes, Wagner, avec Schopenhauer et Burckhardt, croyait qu’elle apparaîtrait d’abord dans des hommes de génie. Il avait choisi Beethoven pour illustrer sa doctrine. Il avait décrit ce visage rugueux et convulsé, ce regard de feu, ce crâne d’une épaisseur énorme, qui abritait le cerveau le plus sensitif, toute cette force enveloppant de la tendresse et de la lumière. Il n’est pas jusqu’à la surdité de Beethoven que Wagner ne trouvât providentielle. Car elle le détournait du monde une deuxième fois, quand déjà son rigorisme moral l’en séparait. Un Beethoven ainsi tourné vers le dedans, c’est la pensée de l’univers, visible et marchant parmi nous (das wandernde An sich der Welt). Or, il a pour le monde le sourire de Brahma, qui n’est pas dupe du mirage universel créé par lui. Ce monde où se mêlent la volupté sauvage et la lamentation, la folie et le deuil, est pour lui un jeu dont il sourit ; et dans cet orage des passions malfaisantes, il ose décréter que l’homme est bon ; dans cet anéantissement continu et cruel de toute vie, il ose dire que la vie vaut d’être vécue. Cette acceptation de la vie malgré ses cruautés, c’est la nouvelle « philosophie tragique »[2] ; et par elle, Beethoven s’élève au-dessus de Schopenhauer.

Nietzsche n’avait pas cru pouvoir se méprendre sur le sens de ces graves et enthousiastes affirmations. Le sentiment créateur de la nouvelle civilisation se faisait jour par elles. Mais si on le lisait dans la musique de Beethoven, qui donc le premier l’y avait découvert ? Nietzsche se per-

  1. Musik und Tragödie, 1871, posthume, § 251, (W., IX, 251.)
  2. R. Wagner, Beethoven. (Schriften, IX, 29 sq.)