Page:Andler - Nietzsche, sa vie et sa pensée, II.djvu/218

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

de Beethoven, combien de fois feraient-ils surgir à nos yeux des figures shakespeariennes, si nous avions la lucidité hallucinatoire et plastique qu’ils requièrent ?

Ainsi un drame nouveau pourrait naître, qui dépasserait toute poésie, weit über das Werk der eigentlichen Dichtkunst[1]. Il serait le mouvant reflet de la musique qui l’enveloppe de ses ondulations. Hors de toute convention poétique, il serait sans paroles autres que des cris, accompagnés de gestes abrégés, d’actes succincts ; et tout le drame serait comme un cri d’angoisse au sortir d’un cauchemar profond. Il aboutirait à un dénouement d’une tragique sérénité : l’affranchissement par la vision du sacrifice volontaire.

À coup sûr, c’est là le secret ésotérique sur lequel Nietzsche veut qu’on fasse un silence provisoire. L’arrière-pensée de Wagner est que ce drame, situé par delà la poésie, dans la région immatérielle de la musique, va surgir ; qu’il existe dans la Tétralogie presque achevée, et dans le Tristan oublié. Comment n’aurait-il pas l’impatience de le crier ? Il est le créateur de ces œuvres. N’a-t-il pas le droit de les annoncer, de les analyser, enfin de les comprendre ? Si Wagner, comme Nietzsche le croit sincèrement alors, est un de ces esprits pareils aux Grecs, qui captent une pensée jaillie vivante au point où se touchent l’imagination plastique et l’émotion musicale, comment, les yeux dessillés par Schopenhauer, ne saurait-il pas se décrire lui-même ?

À vrai dire, ce n’était pas d’un homme qu’il s’agissait dans la pensée de Nietzsche ; mais de toute une nouvelle espèce d’hommes et d’une nouvelle civilisation. Mais, précisément là dessus, Wagner avait toujours été lucide. « Créer une culture de l’esprit qui unisse Beethoven et

  1. Ibid., IX, 110-111.