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de tous dans de certains rêves fatidiques qui nous obsèdent, et dont on ne sort que par un cri. La musique est le cri par lequel l’esprit sort de ce rêve ténébreux où le plongeait la conscience la plus intérieure[1]. Les arts plastiques nous montrent ce qui apparaît du monde extérieur quand le vouloir-vivre individuel se tait, parce qu’il est tout baigné de la pure lumière de la connaissance. La musique nous révèle du monde ce qui en apparaît, quand cette conscience claire vient à se briser et fait place à une seconde vue qui nous ouvre le regard sur le vouloir universel. L’homme anxieux interrogeait l’univers. Il poussait un cri dans la solitude. La réponse de l’univers est la musique. Elle flotte sur le monde comme flotte le long des canaux de Venise la mélopée triste et rauque des gondoliers dans la nuit, rêve sonore de la ville endormie[2] ; ou comme la voix des forêts, des animaux et des souffles, répond à l’homme qui médite. Or, pour celui qui prête l’oreille à ces voix, le monde visible s’efface. Il reste des harmonies qui ne se situent ni dans le temps ni dans l’espace. Tout ce qui affleure encore à la conscience claire, ce sont des rythmes. Sans eux la musique elle-même ne serait plus perceptible. Enfin, le rythme suggestionne puissamment les gestes de l’homme, comme on le voit bien dans la danse ; et ainsi la musique, par le rythme, recouvre le monde plastique, qu’elle anime après avoir résorbé le monde vulgaire. Mais seule la musique sait le sentiment intérieur qui meut les gestes qu’elle a elle-même commandés.

Il y avait dans ces théories comme un rapprochement cherché avec Franz Liszt. Mais Nietzsche ne le cherchait--

  1. R. Wagner, Beethoven {Schriften, IV, 67-70)
  2. Ibid., IX, 72-73.