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mis en mesure de comprendre d’une façon complète et de goûter à fond l’enchaînement de votre démonstration, si éloigné que soit du mien votre cycle d’idées, si surpris et émerveillé qu’on demeure de tout votre écrit et en particulier de votre exposé de ce qui fut la prouesse réelle de Beethoven.

Mais je crains que vous ne fassiez aux esthéticiens du temps présent l’effet d’un somnambule, qu’il n’est pas bon, qu’il est même dangereux, qu’il est surtout impossible de suivre. Les connaisseurs de la philosophie schopenhauérienne eux-mêmes seront pour la plupart hors d’état de traduire en idées et en sentiments l’accord profond qui existe entre vos idées et celles de votre maître. Aussi votre écrit, comme le dit Aristote de ses écrits ésotériques, « est à la fois édité et inédit ». Je croirais volontiers que celui-là seul peut vous suivre, en tant que penseur, pour qui se sont ouverts les sceaux de votre Tristan surtout.

C’est pourquoi je tiens l’intelligence vraie de votre philosophie musicale pour le privilège précieux que garde une corporation fermée, et qu’un petit nombre d’hommes provisoirement ont reçu en partage[1]

Qu’on veuille bien regarder de près les vérités que ces paroles mettent sous les yeux de Wagner. Nietzsche croit reconnaître dans le Beethoven de Wagner des idées qui sont les siennes. Il les avait rédigées « pour son usage », et non pour être divulguées. Le mémoire sur La conception dionysiaque du monde, il l’avait lu à Tribschen avant de partir pour les champs de bataille. Pour ménager l’amour-propre de Wagner, pour ne pas lui reprocher ouvertement une indiscrétion, il feint d’avoir oublié ce détail. Il va lui envoyer son essai. Wagner jugera combien leurs idées coïncident. Si, pour comprendre et goûter le Beethoven de Wagner, il était nécessaire d’avoir écrit d’abord Die dionysische Weltanschauung, comment avait pu naître le Beethoven, si ce

  1. E. Foerster, Wagner und Nietzsche, 1915, p. 66. Cette lettre de Nietzsche, très mutilée à la fin, était restée inconnue.