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déjà chez Nietzsche de la jalousie ? Wagner prenait, sans gêne, de toutes mains. Sa gratitude oubliait souvent de s’exprimer en public et s’épanchait plus volontiers en assurances joviales échangées dans l’intimité. Nietzsche, qui peut-être exagérait son apport à leur association, se laissait dépouiller sans protester, mais se faisait un intime mérite de son sacrifice.

Il faut se reporter à ces temps où mûrit la fin de Siegfried, et dont Nietzsche n’a jamais pu se souvenir sans attendrissement :

En ce temps-là nous nous aimions. Nous espérions tout l’un pour l’autre. Ce fut vraiment une tendresse profonde, sans arrière-pensée[1].

Nietzsche écrira de la sorte à Peter Gast en 1883, dans l’émotion récente que lui donnait la mort de Wagner. Ils s’aimaient certes. Mais s’entendaient-ils ? et Nietzsche n’oublie-t-il pas certaines arrière-pensées ? Une affection qui, en échange du don qu’elle fait d’elle-même, n’a que le droit d’admirer le partenaire, peut-elle durer ? C’est le rôle où Nietzsche se croyait confiné, et que son affection a accepté. Mais doucement, parfois, il indiquait qu’il n’était pas dupe. La lettre du 10 novembre 1870 où il remercie Wagner de son Beethoven est un de ces chefs-d’œuvre de rédaction sournoise, où Nietzsche excelle :

Très vénéré maître,

… Rien ne pouvait m’advenir de plus réconfortant que l’envoi de votre Beethoven. Je pourrais, notamment, par un essai que j’ai écrit pour mon usage cet été, et intitulé La conception dionysiaque du monde, vous montrer combien j’attachais d’importance à connaître votre philosophie de la musique (et n’est-ce pas là connaître la philosophie même de la musique ?). Au vrai, cette étude préalable m’a

  1. Corr., IV, 156.