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grand phénomène d’hallucination sociale : la vision tragique, la création instantanée d’un mythe par la contagion des pensées. Cette force inventive commune de tout un peuple, gemeinsame Dichtungskraft des Volks[1], en laquelle avait foi le romantisme de Wagner, fut aussi l’affirmation première de Nietzsche. Mais Nietzsche s’attachera de plus à découvrir les lois de cette pensée collective des foules. La nécessité s’imposait d’apporter là encore aux idées wagnériennes des retouches sans nombre. À coup sûr la pensée populaire s’exprimait par des mythes ; et c’est par mythes aussi que parlait la tragédie. Or, la justesse des aperçus de Wagner au sujet de la genèse des mythes faisait question.

Au temps d’Oper und Drama, et analysant le travail obscur qui se poursuit en des hommes plongés dans l’état d’esprit mythologique, Wagner avait cru découvrir que l’intelligence est une faculté secondaire. Il en faisait un pouvoir d’équilibre qui nous défend contre l’invasion trop brusque des réalités sensibles. L’intelligence nous permet aussi d’être équitables pour les sentiments d’autrui, en ce que là encore elle établit des compromis, et situe les manifestations individuelles dans un ensemble d’actions et de réactions où elles apparaissent avec leur mesure exacte et avec leur portée vraie. Pour Wagner, en 1848, l’intelligence aperçoit du réel une image fidèle dans ses contours, affaiblie seulement dans son intensité. Elle est faite de données sensibles ou émotionnelles qu’elle dépouille de leur couleur et de leur force. Mais le sentiment seul nous unit à la réalité en soi, et, atteint jusqu’aux nécessités qui gouvernent la vie. Il coordonne et interprète les données des sens. Une suggestion nous permet ensuite de représenter ce sentiment aux autres

  1. R. Wagner, Oper und Drama {Schriflen, IV, p. 31.)