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Wagner sur la tragédie. Il n’était plus vrai que les Grecs fussent essentiellement un peuple actif, qui, dans les hauts faits de ses dieux, chantait son propre effort conçu comme divin. Il fallait contester que ce peuple fût impatient de projeter hors de lui sa propre image au point que de simples artisans, comme Thespis et sa troupe d’acteurs rustiques, pouvaient se faire les interprètes du peuple agissant. La poésie tout entière, chez Nietzsche, paraîtra d’origine sacerdotale : la tragédie vulgarise les mystères. Oui, Wagner a eu raison de voir en elle un fait social très profond. Les mouvements les plus intimes de la conscience grecque par elle émergent en images sensibles. Le poète n’est qu’une bouche qui chante : les yeux qui voient sont ceux de la foule ; et ils créent le spectacle qui les fascine. La tragédie grecque est l’œuvre d’une foule tout entière artiste et charmée par un poète-prêtre. Aussi l’œuvre désintéressée ne peut rapporter qu’une récompense de gloire : une couronne.

Le sens pourtant de cet acte religieux et de ce Carmen sacrale {Opfergesang) était à définir d’une façon nouvelle. Il ne signifiait pas, comme l’avait cru Wagner, « les hauts faits des dieux et des hommes proclamés dans l’essence auguste d’Apollon ». Un autre dieu animait le chœur en extase, qui voyait saigner sur la scène la douleur même des mondes. Sur ce martyre de Dionysos, héros premier, diversement masqué, mais permanent de toute tragédie, Nietzsche avait entrepris toute une. recherche historique subtile dont nous aurons à débrouiller l’écheveau [1]. Il ne s’agissait pas seulement de dire, comme Wagner, que la tragédie grecque était « un foyer de tous les arts ». Il fallait montrer pourquoi tous les

  1. V. plus bas, p. 219 sq. Les sources du Livre sur la Tragédie.