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interprétation qui trouvait l’esprit grec si mesuré parce que le paysage grec lui-même enseigne la mesure par le contour précis de ses collines reflétées dans une mer tout unie. L’idéal grec de domination aisée et vigoureuse, que traduisent les mythes d’Héraclès, ne parut pas à Nietzsche saisi dans ses causes vraies. Pour l’optimisme jeune de Richard Wagner, Apollon Pythien, divinité ordonnatrice et calme, préside à l’activité sociale entière des Grecs. Il suffit de le rappeler pour mesurer toute la distance qui le sépare de Nietzsche.

Lors donc que Wagner définit la cité grecque comme fondée sur le respect de l’indépendance personnelle, de la force et de la beauté, Nietzsche cherche aussitôt dans Jacob Burckhardt les descriptions qui montrent cette cité déchirée de haines et tous ses citoyens possédés d’un fauve appétit de tyrannie. De même si Wagner découvre à cette civilisation hellénique une tare interne et rongeante, l’esclavage, et prétend tirer de là pour notre société un avertissement, Nietzsche écarte cette appréciation comme entachée de l’humanitarisme de 1848. La supériorité du pessimisme des Grecs se reconnaît précisément, selon Nietzsche, à leur indifférence pour l’esclavage et à cette cruauté qui ne craint pas de fouler la multitude pour qu’une élite ait la consolation d’une culture raffinée. « Ce peuple, avait dit Wagner, a pu créer l’art pour exprimer la joie que l’homme a de lui-même [1]. ». Wagner ne savait pas alors que l’art est fils du désespoir et qu’il a pour fin de nous faire oublier la douleur de vivre. Il fallait, là encore, pour justifier Wagner, commencer par le contredire.

Rien ne resta debout de la théorie esquissée par

  1. R. Wagner, Die Kunst und die Revolution. (Schriflen, III, p. 15)