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Wagner estimait que l’art est le moyen éducatif de favoriser l’éclosion des génies, et que par lui s’allume de proche en proche la pensée créatrice en tous les hommes. Théorie qui est peut-être un cercle. Car sans génie, comment naitrait-il un art ? C’est à quoi Wagner répondait par un fait. Il y a eu des époques favorisées où la collaboration était visible entre les génies et la multitude. Le génie était présent comme par une théophanie ; et la multitude par lui subissait une miraculeuse transformation. Comment cela se faisait-il ? Il fallait bien le constater. Une forme d’art s’était trouvée où la pensée du génie, se concertant avec la pensée de tout un peuple, avait réussi à dresser une image impérissable d’humanité héroïque. Cette forme d’art « unique, indivisible et la plus grande de l’esprit humain » était la tragédie grecque [1]. La pensée de Wagner, orgueilleuse et inexprimée, mais où convergeaient tous ses écrits, c’est que cette tragédie allait renaître dans le drame qu’il projetait.

Cette pensée secrète, Nietzsche l’a devinée et l’a tirée au grand jour. Ce sera le contenu de son écrit sur la Naissance de la tragédie. Aussi le traité, scandaleux pour les philologues, parut tout naturel aux cénacles wagnériens. Cosima Wagner a pu écrire plus tard à Nietzsche : « Votre écrit répond à toutes les questions posées inconsciemment dans mon for intérieur [2]. » Nietzsche n’avait eu qu’à lire entre les lignes des écrits théoriques de Richard Wagner. Puis ayant discerné la prodigieuse et secrète ambition, il se mit à y réfléchir. Il n’accepta rien de ce que Wagner disait des Grecs, et qui était gâté pour lui par le classicisme gœthéen. Tout lui parut à détruire d’une

  1. Ibid., p. 20.
  2. 10 janvier 1872. (E. Foerster, Biogr., II, p. 69 ; Wagner und Nietzsche. p. 88).