Page:Andler - Nietzsche, sa vie et sa pensée, II.djvu/191

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

vraie affection. Il n’a pas de gaîté de cœur provoqué la querelle. Mais quelque chose en lui d’obscur, un orgueil démesurément belliqueux, la cherchait ; une clairvoyance astucieuse et avertie découvrait un à un les points faibles de la position de Wagner. Et la résolution d’y donner l’assaut, longtemps gardée secrète, combattue à coup sûr par sa propre conscience, s’empara de lui brusquement, irrésistiblement en un de ses jours de crise où il eut besoin de faire place nette dans son for intérieur. Ce n’a pas été seulement une question de personnes, Nietzsche l’a dit. Il a prémédité une attaque contre la « fausseté, le métissage des instincts de notre civilisation »[1]. Mais qui ne devine l’immense spéculation de profit moral, d’influence et de gloire, engagée, dans cette gageure où Nietzsche, avec l’emphase la plus grande et un succès matériel grandissant, s’était donné la mission de régénérer la culture allemande de l’esprit ?

Le problème que Nietzsche a reçu de Wagner est de définir la destinée du génie dans le monde. Les premiers drames wagnériens, le Fliegende Holländer, Tannhäuser, Lohengrin, pleurent dans une longue lamentation la solitude errante ou inaccessible de l’homme supérieur. Une pensée qui veut descendre dans le réel, y vivre, y être aimée, et qui est contrainte de retourner à son séjour solitaire, voilà comment Wagner se représentait la vie des plus grands d’entre nous ; et le tragique en est plus douloureux à proportion que leur vie parmi nous est plus dénuée d’événements. Cette forme de tragique individuel est moderne ; et il y a eu des peuples qui ne Font pas connue. La Chine et l’antiquité romaine l’ont ignorée, parce que l’État oppressif y a empêché toujours la naissance du génie. La Grèce antique l’a ignorée, parce, que le peuple

  1. Ecce Homo (W., XV, 21).