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être saisi que par l’intuition et que les mots ne suffisent pas à communiquer. Quelle ouverture sur les abîmes religieux où nait la tragédie, s’il était sûr qu’elle est à l’origine un δρώμενον, une représentation religieuse, où la scène reproduit le tableau vivant sacramentel, tandis que dans le chœur subsiste l’ancienne communauté des mystes, éblouie et extatique[1] ? Ainsi Rohde côtoie les sentiers qui pour Nietzsche seront pleins de découvertes.

Comment pouvait revivre cependant cette intuition religieuse en un siècle tout rationnel ? L’homme n’avait pas cessé d’être à la fois un individu et une partie d’un toul. Il adviendra toujours qu’une âme d’élite soit saisie de la grande inspiration collective, la sente en lutte contre son souci de bonheur individuel, et, dans un renoncement désespéré, s’abîme dans le devoir, c’est-à-dire dans le sentiment de la vie totale où il plonge. Hamlet, la Jungfrau von Orléans et Penthêsilée sont de telles âmes. Tous les arts nous remplissent aujourd’hui encore du sentiment de notre communion avec le tout. Mais il y a des arts de l’humanité et des arts qui disent l’univers. Ils construisent sur des plans différents des vérités pareilles. Notre musique est pour nous ce que fut pour les Grecs l’inspiration dionysiaque : toutes les forces vierges de la nature entrent par elle dans notre âme extasiée. Elle a cela de commun avec le mythe qu’elle tend aux idées sans s’épuiser en elles et reste intelligible sans elles ; Elle ne dira pas la pensée claire des individus, mais leur fond obscur. Or, l’éveil de l’énergie universelle dans les individus, c’est là ce qu’il faut appeler la vie héroïque.

L’objet de l’art est donc d’élargir et d’intensifier la vie intérieure. On croit qu’il copie la nature. On imagine la pensée d’un Ruysdaël, d’un Claude Lorrain, d’un Titien

  1. Rohde, Cogitata, § 16, 17.