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maternellement tout ce que nous avons en nous de sang, de cœur, de feu, de volupté, de passion, de tourment, de destin, de fatalité[1]. »

Vivre pour un philosophe, c’est donc « transformer en lumière et en flamme sa substance entière ». Nietzsche pense avec sa surabondance et sa pénurie, avec l’exubérance de ses forces revenues, avec ses espoirs réveillés, souvent après de longues macérations. Mais la douleur surtout est pour lui la grande émancipatrice et comme son aliment d’immortalité.

À chacune de ses blessures d’âme, de ses détresses silencieuses suivies d’exaltations, toute sa chair médite et se fait inventive. J’ai dû décrire cette lente maturation de fruits plus brunis de soleil chaque jour, plus drus de miel, plus veloutés l’approche du dernier automne, après lequel il s’est effondré, plein de reconnaissance pour cette vie qui lui avait tout donné, puisqu’il tenait d’elle une pensée immortelle à force de douleur.

C’est une passionnante étude psychologique. Car si Nietzsche a eu presque tous les dons, ceux de la volonté, ceux de l’âme et ceux de l’esprit, il s’en faut qu’ils aient dès l’abord trouvé leur équilibre. Il a su joindre la plus forte discipline de soi à un infini désintéressement, qui lui fera toujours pardonner ses torts les plus certains. Mais il a eu de terribles intolérances. Sa sensibilité musicale a tiré de la langue allemande des sonorités que les prosateurs les plus mélodieux, sans en excepter Gœthe, ou que les orgues mugissantes de Schiller et d’Hœlderlin ne lui avaient Jamais fait rendre. Il a été un délicat impressionniste de la lumière ; mais cette souplesse de l’artiste n’assouplissait en rien le caractère de l’homme. Il a eu le tact intellectuel le plus délié, la plus tendre mansuétude, mais aussi l’irascibilité

  1. Fröhliche Wissenschaft, préface de 1886, § 2, 3. (W., V, 5, 8.)