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le symbole de leur affinité mentale. Leur amitié devint fraternité militante, le jour où Nietzsche se vit cerné d’attaques brutales et de sournoises intrigues. Mais nous n’avons appris que par la publication de Cogitata, de Rohde, combien était profonde l’identité de leurs pensées avant tout échange[1].

La doctrine de Rohde. — Leur faiblesse originelle, à tous deux, était cette lâcheté de la pensée schopenhauérienne qui se méfie des multitudes. La peur de diffuser la vérité, de déchaîner par elle dans le peuple, « le fauve si péniblement dompté » ; la distinction maintenue avec ténacité entre les chefs et le nombre e éternellement aveugle », voilà ce qui paralysa longtemps ces jeunes penseurs. « Quand la populace se mêle de raisonner, tout est perdu », avait dit Voltaire. Rohde resta toujours figé dans ce voltairianisme suranné. Nietzsche seul a su s’en affranchir. Devant le spectacle d’une multitude uniquement affairée à poursuivre son existence, il ne subsistait pour Rohde que deux possibilités d’une égale tristesse : 1° la protestation amère d’un pessimisme foncier, qui va jusqu’à nier la valeur du monde ; 2° le pessimisme individuel résigné, qui sait dénuées de sens pour l’existence collective la distinction du mal et du bien, ou celle de la misère et du bonheur, et qui laisse, comme des forces naturelles, les instincts, nourris d’illusions, travailler à assurer, de leur mieux l’existence des foules. Pour Rohde, nous sommes déjà presque des malades, quand le travail secret de notre vouloir s’élève jusqu’à la conscience[2].

  1. Les Cogitata sont des aphorisme que Rohde notait au jour le jour sur des carnets intimes. Ils posent constamment la question des emprunts mutuels que se font Rohde et Nietzsche. On les trouvera à la fin de la monographie de Rohde par Crusius.
  2. Rohde, Cogitata, § 14, 15, 65.