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de romans grecs singuliers, de mythologies monstrueuses, n’étaient pour lui qu’une façon nouvelle de fuir le bruit et de s’enfouir dans une solitude plus opaque[1]. Entre le travail, chose impersonnelle, et le bonheur, tout relatif aux individus, quel rapport ? Le travail ne peut que stupéfier et verser l’oubli : il est sans vertu consolatrice[2].

Mais Rohde avait appris beaucoup de Schopenhauer. Il avait vérifié, par son voyage d’Italie, combien les belles apparences fascinent et apaisent. Maintenant, « dans le pays des Cimmériens », sa pensée se reportait vers « les régions de la lumière et des lignes nobles », et avait la nostalgie des madones sveltes et fines, perdues dans le rêve qu’elles suivent dans un sourire[3]. Cela indiquait son assagissement pessimiste. Autrefois, à Rome, il avait promené son tourment parmi les formes silencieuses des sculptures antiques, sans y trouver la sérénité. À distance, il se console par le souvenir : la galerie de Dresde l’émeut[4]. Mais la musique lui offrait des lustrations de l’âme plus complètes, des extases courtes et puissantes, où enfin il oubliait le mal de vivre[5]. Le fond de notre culte des génies, c’était, pour Rohde, ce besoin d’être touché jusqu’au cœur par tout ce que les œuvres d’art révèlent de l’essence générale de l’univers. Voilà pourquoi, à deux, Erwin Rohde et Nietzsche, ils célébraient le « fils des dieux » nouvellement paru sur la terre, Richard Wagner.

Nous savions que, dès 1868, Nietzsche avait projeté avec Erwin Rohde une collaboration intime. Publier ensemble des Contributions à l’histoire de la littérature grecque ; inaugurer, côte à côte, les Acta, de Ritschl, ou la revue que médite Richard Wagner : autant de plans réalisés pour une moitié et qui, pour Nietzsche, devenaient

  1. Corr., II, 221, 465.
  2. Ibid., II, 241.
  3. Ibid., II, 224.
  4. Ibid., II, 185, 351.
  5. Ibid., II, 218.