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rugueux ; ou bien, sardoniquement, se refusait à entretenir ses contemporains d’autre chose que de saucisses et de bière, de pluie et de beau temps[1]. Mais il dressait en lui-même un sanctuaire d’où était bannie « la canaille » (alle Kœter) et où seule la mélodie secrète de son âme traversait le silence.

Il est sûr que, dans les premiers temps de leur amitié, c’est Rohde qui est atteint le plus profondément. Voilà pourquoi ses lettres sont si éloquentes dans leur détresse fière. Nietzsche, même quand il lutte, est jovial et prend possession de l’avenir. Rohde a au cœur un amour attardé de la grande époque littéraire abolie, et dans son regret, il ne peut puiser que du découragement. Assurément, on conçoit sa nostalgie. Il pleure les temps de Goethe. Il pense avec chagrin que, parmi les romantiques, il y a eu des âmes hautes, comme cet Alexandre de Marwitz, dont Rohde nous a conservé des lettres très nobles, toutes dégagées de préventions aristocratiques. Il veut dire que ce romantisme juvénile, intelligent et idéaliste enfantait des types d’hommes plus dignes d’intérêt que le mercantilisme spéculateur de notre temps. Et comment ne pas lui donner raison ? Mais il se consumait dans ce tourment nostalgique, et sa susceptibilité, jointe à une pensée si ambitieuse, se blessait maladivement. Vouloir être un libérateur et craindre le contact du monde : insoluble et paralysante contradiction. La faiblesse de Rohde est là. L’a-t-il su jamais ? Il en a eu le sentiment plutôt que l’intelligence claire ; et, à coup sûr, c’est être débile que d’en vouloir à la vie parce qu’elle n’offre pas même assez d’amertume[2].

Pour Rohde, tout est « ténèbres désolées », captivité étroite et froideur ; il se sent « orphelin par le cœur »[3].

  1. Corr., II, 201.
  2. Ibid., II, 185 (1870)
  3. Ibid., II, 331.