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bon wagnérien, espérait en la bravoure allemande, et Rohde, plus bourgeoisement, en cette « loyauté allemande », attachée au roi par un idéalisme invincible et dont était incapable la pauvre nation voisine, livrée aux convulsions. Il avait donc l’assurance, comme Nietzsche, que la destinée vraie du peuple allemand était de devenir l’ « aristocratie des nations » ; et, avec cette double conviction, « retenue par besoin intime du cœur dans une foi sincère »[1], ils allaient de l’avant, dans un troupeau plus nombreux qu’ils n’ont pu croire : très Allemands encore en ceci qu’ils se faisaient un mérite personnel et rare des croyances qu’ils partageaient avec la multitude.

Mais, s’ils ont participé à l’ivresse de tous, ils se sont dégrisés de meilleure heure. Tant que l’Allemagne n’avait pas achevé l’œuvre de son unité, ils s’étaient passionnés. Puis l’humiliation l’emporte en eux de voir que cette œuvre était trop matérielle. La philosophie qui met au cœur des choses l’appétit de dominer, est certes la résonance dernière du tempérament impérieux de Nietzsche. Mais cette nervosité impérieuse recevait la suggestion de tout le sentiment qui avait soulevé l’Allemagne en 1870. Or, ce sentiment eut en Nietzsche et en Rohde une impétuosité dont Bahnsen ou Dühring ou Richard Wagner connurent seuls la souffrance au même degré : ils auraient voulu une Allemagne institutrice de culture supérieure, rayonnante de pensée, triomphante par ses créations d’art.

Il s’en faut que l’Allemagne de 1870 manquât de penseurs et d’artistes. On ne peut pas dire dénué de pensée et d’art le pays où vivaient Hermann Lotze, le théologien Ritschl et le physicien Helmholtz ; où Otto Ludwig et Hebbel, morts récemment, venaient de créer les drames

  1. Corr., II, 239.