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c’est aussi qu’ils nous sont mieux connus. Quelques-uns des plus grands et des plus chers parmi ceux que Nietzsche a aimés nous apparaissent mal, à travers les dires ou les illusions de l’ami, parce qu’ils n’ont pas parlé eux-mêmes. Les lettres échangées entre Nietzsche et Rohde forment un développement où se perçoivent avec netteté deux voix distinctes, mais où celle de Rohde est la plus mélodieusement triste.

On a dit que, des deux amis, Erwin Rohde, quand ils se sont connus, avait l’avantage de la maturité[1]. Il faut tout à fait le contester. Rohde convenait avec sincérité qu’il avait reçu de Nietzsche « la direction dans laquelle il continuerait à rouler jusqu’au bout »[2] ; et l’ « irritante force de paradoxe » que possédait Nietzsche a souvent stimulé Rohde[3]. Or, dans un commerce aussi intime, c’est le partenaire le plus faible qui essaie de briller et de mériter sans cesse à nouveau l’attachement de l’homme qu’il sent supérieur. N’était-ce pas ce qui était arrivé à Schiller écrivant à Gœthe ? Il est touchant de voir comme Schiller, surtout au début, se livre et se dépense en longues et éloquentes lettres. Gœthe répond avec une rondeur cordiale et par de brefs aperçus. Il en fait l’aveu : « Mes lettres sont loin d’égaler celles de Schiller par leur valeur intrinsèque et propre. » La correspondance de Nietzsche avec Rohde est ainsi un monument, surtout à Rohde. Mais elle nous instruit à merveille sur cet isolement moral, qui fut celui des meilleurs de leur temps.

Il nous étonne que de jeunes Allemands convaincus, comme d’autres, de la supériorité allemande, avant même que la guerre vînt l’attester par des preuves brutales, se soient enfermés dans cet isolement morose. Nietzsche, en

  1. Hofmiller, Versuche, 1909, p. 35.
  2. Corr. II, 201.
  3. Crusius, Erwin Rohde, p. 20.