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anxiété des communications interrompues, cette conviction les soutenait. Ils avaient senti qu’ils « appartenaient » l’un à l’autre ; ils se réjouissaient de cet accord total sur les questions foncières[1]. Dans la grande solitude dont Nietzsche eut le sentiment, quand il se vit attaqué, puis abandonné de plusieurs sur lesquels il comptait, Gersdorff fut de ceux dont il éprouva l’attachement inaltérable. Ach wie sehr braucht man das Bewusstsein wahrer Freunde ! lui écrivait Nietzsche en 1870[2], et encore en 1874 :

De bons amis sont à coup sûr une inestimable invention, pour l’amour de laquelle nous glorifierons la destinée humaine[3].

Gersdorff quitta l’armée, songea à la magistrature ; puis il dut acquérir, par des études à l’Institut agronomique de Hohenheim, une compétence d’agriculteur devenue nécessaire depuis que la mort de son frère aîné le faisait chef de famille et propriétaire de majorât. Sa fidélité en amitié resta pareille.

Quand tout chancelait, le renom scientifique, les affections les plus chères, la santé même, l’amitié de quelques-uns était sûre ; et Gersdorff a été toujours de ceux-là. La mobilité imaginative, tour à tour enivrée et désespérée de Nietzsche reposait dans cette affection forte et placide. Le « courage viril », cette gravité allemande « ou plutôt prussienne », que Gersdorff tenait de son père ; le stoïcisme calme, que les événements trouveront toujours « résolu et hardi », prêt à « un conscient et grave effort » ; cette robustesse dans tout ce qui était neuf et difficile, mais où « la simplicité se joignait à la grandeur », voilà sur quoi s’appuyait Nietzsche ; et voilà

  1. Corr., I, 138, 142.
  2. Ibid., l, 301.
  3. Ibid., I, 161, 209, 226, 227, 229, 312.