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La population ennemie semble s’habituer au nouvel état de choses. Rien d’étonnant : Elle est menacée de mort pour les moindres délits[1].

À l’horizon, la nuit, on voyait une immense colonne de flammes : c’était Strasbourg bombardée. Par Haguenau et Bischwiller, on expédia Nietzsche sur Lunéville, sur Nancy et sur Metz. Il n’a pas fait la guerre ; mais il a connu les massacres qu’elle laisse. Le jour où, au détour d’un village, il vit un régiment de cavalerie passer comme une nuée d’orage, suivie du roulement de ses batteries à cheval, puis des régiments d’infanterie martelant leur pas de course, il comprit que le vouloir-vivre n’est pas en son fond un misérable instinct d’exister, mais une volonté de vaincre, de dominer, d’être fort[2].

En Nietzsche pourtant cette griserie de l’action et de la victoire ne dura point ; et « le cœur brisé de compassion », il retournait à son ambulance. Il avait beau reprendre alors et méditer son manuscrit sur la tragédie. La pensée de ces Grecs si virils, qui guérissaient la terreur et la pitié par la contemplation enivrante de la mort et de la souffrance, n’endurcissait pas son cœur moderne et tendre. La douleur morale le minait. Il dut ramener à Carlsruhe, dans un fourgon à bestiaux inondé par une pluie ruisselante, dix blessés : Il prit leur diphtérie et leur dysenterie. En vain, son camarade Mosengel le soigna avec un dévouement de frère. Nietzsche faillit mourir. Et il ne cessa point d’avoir dans les oreilles, hallucinatoirement, le long cri désespéré qui s’élève des champs de carnage. De ce jour-là, la maladie ne cessera plus d’être pour Nietzsche une compagne amère et fidèle, et quelquefois une Muse. Ce sera pour

  1. Corr., I, 171 ; III, 116 ; V, 191.
  2. E. Foesrter, Der junge Nietzsche, p. 268.