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sentiment, a écrit Wagner depuis, que Nietzsche dans son intimité avec moi était comme sous l’empire d’une crispation vitale de sa pensée[1]. » Wagner donnait à ce jeune savant sa consécration, et craignait ses élans impétueux. Il était glorieux avec lui de sentir qu’une Renaissance nouvelle se préparait qui aurait son Homère et son Platon ; et son orgueil ne s’étonnait point d’en être l’Homère[2]. Mais il ne se satisfaisait pas des apothéoses courtes. Il conseilla à Nietzsche un effort prolongé, et ne se doutant pas qu’il le poussait dans le sens de sa pente, il intensifia en lui cette ambitieuse méditation où se dessinait à la fois un grand livre sur les Grecs et un livre wagnérien sur la tragédie.

Comme le train ordinaire de la vie reprenait Nietzsche, cette fatalité qui l’entraînait demeurait invisible. Le voisinage de Tribschen ne lui était qu’une consolation. Mais le souvenir de l’idylle rendait plus triste le séjour bâlois, si abandonné des Muses, et le dur professorat dont il avait été si glorieux[3]. Devant Ritschl, il se cachait. Quelles étaient ces expériences, qu’il faisait entrevoir à son vieux maître, et dont il sentait en lui la croissance ? Il les annonçait, sans les définir[4]. Il travaillait encore en philologue correct. Pour le jubilé de son vieux collègue Gerlach, il publia une jolie et nouvelle étude sur les sources de Diogène Laërce, et reprit de vieilles et ingénieuses conjectures sur Ménippe. On put admirer de nouveau l’art, que lui reconnaissait Ritschl, de rendre une recherche philologique « poignante comme un roman parisien ». On voit le raisonnement de Nietzsche s’insérer dans la maçonnerie serrée des écoles philosophiques ; en

  1. Lettre de Wagner à Overbeck, 19 octobre 1879. — C.-A. Bernoulli, Franz Overbeck, I, 264.
  2. Glasenapp, Richard Wagner, III, p. 314. — E. Foerster, Biogr., II, pp. 22, 24.
  3. Corr., II, 176.
  4. Ibid., III, 95.