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s’adresse. La sensibilité de ce public comme sa masse et son intérêt diffèrent selon qu’il écoute dans une grande fête rituelle, et sous l’impression d’une émotion religieuse, ou qu’il se compose de lecteurs épars qui méditent à tête reposée. Nietzsche conçoit donc une représentation tragique comme un groupe de travail, à l’œuvre pour une besogne sacramentelle ; et cet ensemble de circonstances sociales crée la forme tragique, détermine le choix des thèmes et des caractères. La disparition de cette émotion sociale, la diffusion d’un nouvel esprit amènent la décadence du genre, infailliblement. Voilà les aperçus qui aujourd’hui nous frappent. Nul doute que pour les transcrire, il ne fallût, par delà l’érudition un peu livresque, dont la masse diffuse créa à Nietzsche l’illusion d’une originalité, l’émotion d’une véritable détresse présente, le besoin d’une vie sociale intensifiée, et le besoin d’une vie artiste qui en serait l’expression intégrale. Là est l’apostolat vrai de Nietzsche. Il se trompe sur les moyens, non sur le but. Il a donc raison de recourir aux mots bibliques : « Il faut que le scandale arrive. » Déjà sa résolution était prise : « Dans l’expression de notre philosophie, soyons rigides comme la vieille vertu romaine[1].

Il était rigide ; mais la cristallisation intérieure du système qu’il sentait se former en lui pouvait se défaire à tout instant.

Je sens comme mon effort philosophique, moral et scientifique tend vers un seul but, et que — le premier peut-être de tous les philologues — je deviens un tout.

Ainsi une fatalité intérieure poussait Nietzsche à d’irrémédiables conflits. Il était le philologue sans précédent, qui, hautainement, émergeait au-dessus même de

  1. P. Deussen, Erinnerungen, p. 73. — Corr., I, 166.