Page:Andler - Nietzsche, sa vie et sa pensée, II.djvu/138

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

suppliait qu’on trouvât des mots plus justes pour les « divines erreurs » de ces grands philosophes.

Puis, Franz Liszt n’avait-il pas enseigné que la symphonie de Berlioz était la forme musicale moderne qui correspondait à l’ « épopée philosophique » créée par Goethe dans Faust, par Byron dans Manfred ou Childe Harold ? Fallait-il, sous prétexte que Platon avait condamné la tragédie, interdire à la philosophie de donner un sens à la musique nouvelle ? Wagner et Cosima faisaient avec ménagement ces réserves. Ils proposèrent que Nietzsche reprît le travail dans un livre moins abrupt. Ils lui faisaient confiance et reconnaissaient sa supériorité d’helléniste. « Laissez-vous diriger par la musique, tout en restant philologue, lui conseillait Wagner. » Il comptait que la musique lui donnerait du tact et atténuerait le ton tranchant de ses assertions. Et puisqu’ils travaillaient ensemble à une « Renaissance », Wagner ne désespérait pas que « Platon y embrasserait Homère, tandis qu’Homère, rempli des idées de Platon, y serait plus grand que jamais »[1]. Les ébauches de Nietzsche importent aujourd’hui à l’histoire par d’autres qualités que celles qui les lui rendait chères. Il nous est assez indifférent que la thèse foncière de Nietzsche, celle où il s’acharnera le plus, et qui affirme la ressemblance entre la tragédie grecque et l’opéra de Wagner, soit fausse. Nous entendons à travers ces assimilations erronées les balbutiements d’une nouvelle méthode qui fondera un jour une sociologie de l’art. Nietzsche emprunte au romantisme la grande distinction entre la littérature de tradition vivante et orale et la littérature factice et écrite. Il explique les œuvres par l’outil qui les transmet, parle rôle de ceux qui manient cet outil, comédiens ou choristes, par le public auquel l’œuvre

  1. E. Foerster, Ibid., 36.