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Profond et nouveau sujet d’orgueil que d’avoir plongé ainsi dans les abîmes de la « philosophie idéaliste », et fierté qui pousse Nietzsche plus vigoureusement à l’apostolat. Il veut initier tous ses amis. Il catéchise Deussen[1]. Il recommande à Gersdorff de vivre l’art wagnérien {sich hinein leben) comme il a vécu la philosophie schopenhauérienne. Rohde, dès longtemps, était gagné. Mais, inversement, Nietzsche veut à présent que Wagner connaisse ses camarades et qu’il juge de son action croissante sur les générations futures par cette ferveur de ses jeunes adhérents. Puis il prêchera ses Bâlois. Sa réserve sournoise peu à peu se démasque. Le 18 janvier 1870, il fit une première conférence sur Le drame musical grec. Il récidive le 1erfévrier par une leçon sur Socrate et la tragédie. Ce sont de sommaires et fulgurants essais[2]. Cosima et Wagner les lurent au début de février, avec une stupeur mêlée d’effroi. Leur allié d’hier, le hérault choisi de leur propagande, semblait se perdre dans des spéculations qui compromettaient à la fois son renom d’helléniste et l’œuvre wagnérienne. Ils étaient accoutumés à une toute autre conception de la tragédie. Il répugnait au goût de Cosima de penser que la décadence du genre tragique commençât dès Eschyle et Sophocle. Tous deux, cet hiver de 1869-70, avaient lu Platon le soir. Ils apprenaient à présent que la tragédie grecque était morte de la logique et de la morale socratiques ; et que Platon, atteint de socratisme « pathologiquement », en était venu au genre littéraire du dialogue où, sans style et sans forme, se mêlaient toutes les formes et tous les styles[3]. Wagner

  1. P. Deussen, Erinnerungen, p. 65.
  2. On en trouvera les fragments dans les Nachgelassene Werke. (W., IX, 33-69)
  3. Sokrates und die Traqödie (W., IX, 54). — Les lettres de Cosima et de Wagner dans E. Foerster, Wagner und Nietzsche, p. 33 sq.