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admiration. Puis il raisonne cette émotion lyrique, et ainsi la transforme. Comment n’essaierait-il pas d’imposer à Wagner son propre wagnérisme transformé ?

Mais d’abord Richard Wagner le gagne par des livres, par Ueber Staat und Religion, ou par son Beethoven, que le schopenhauérisme « pénètre et consacre ». Tout l’art wagnérien tient de cette philosophie son incroyable gravité et sa profondeur allemande[1]. Nietzsche croit qu’il y a eu quelque chose de changé dans la mentalité de l’Allemagne le jour où Wagner, quittant le néo-hégélianisme de Feuerbach, a passé à Schopenhauer[2]. La fidélité wagnérienne de Nietzsche vient à la rescousse de sa foi schopenhauérienne, et sa mobile flamme en est davantage fixée.

Mieux encore ; sa croyance schopenhauérienne se consolidait par tout ce qu’il observait en Richard Wagner. À jamais désormais dans sa pensée les noms de Schopenhauer et de Wagner seront liés. Fraternité que personne encore n’avait soupçonnée. En un temps où on lit Wagner avec la préoccupation de chercher en lui un disciple de Feuerbach, Nietzsche a pénétré son secret. Wagner croit en Schopenhauer, parce qu’en Wagner s’incarne la doctrine schopenhauérienne. Wagner est le « génie », tel que Schopenhauer le décrit[3]. Ce qu’on découvre, à vivre près de Wagner, c’est la genèse éternelle des grandes œuvres de l’esprit. « Ce que j’apprends et ce que je vois, ce que j’entends et ce dont s’ouvre pour moi l’intelligence défie toute description, écrit Nietzsche à Rohde. Schopenhauer et Gœthe, Eschyle et Pindare, crois-le moi, vivent encore[4]. »

  1. Corr., I, 143, 161, 174, 179 ; II, 220.
  2. Ibid, I, 179.
  3. À Gersdorff. 4 août et 28 septembre 1869 {Corr., I, 84. 91). — À Rohde. 9 décembre 1868 {Ibid., II, 110).
  4. 3 septembre 1869. Corr., II, 167.