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Nietzsche a dit souvent, avec une reconnaissance qui n’a pas varié, le bonheur qu’il a eu de cette vie commune [1]. Il la reprenait pour quelques jours, dès qu’il réussissait à s’affranchir. De tous les visiteurs qui ont connu cette solitude animée de rires où Wagner abritait, auprès de Cosima de Bülow, une existence encore toute remplie des affres de la lutte et de la création, aucun ne fut plus aimé que Nietzsche. La villa de Wagner était une maison rustique, vieille et compliquée. Elle émergeait à peine d’une mer ondulante de verdure[2]. Les massifs, les carrés de fleurs se prolongeaient sur la colline jusqu’à la pente abrupte au bas de laquelle étincelait, à travers les futaies hautes, la surface bleue du lac. Plus d’une fois, Nietzsche, Wagner et Cosima ont longé ce sentier qui côtoie l’abîme. À l’extrémité du parc sans clôture, surgissait la face rugueuse que montre sur le lac des Quatre-Cantons la pyramide du mont Pilate. Sur l’autre rive, les cimes montaient en teintes violettes, enveloppées de brumes où semblaient chevaucher des Walkyries. L’émotion qui remplit les derniers drames de la Tétralogie est faite de tout ce que, pour Wagner, il flottait de rêves dans les nuées du lac de Lucerne.

À la lettre, ce furent là « les plus beaux jours » de la vie de Nietzsche [3]. Ce fut un bonheur composé, a-t-il pensé depuis, de « plus d’une erreur et de toutes sortes d’illusions » [4]. Ç’a été une amitié-poème, où Nietzsche peut-être a eu la plus grande part de création. Mais un bonheur chimérique en est-il moins salutaire ? L’exalta-

  1. Ibid., V, 151.
  2. V. Judith Gautier, Richard Wagner et son œuvre poétique, 1884. — E. Foerster, Der junge Nietzsche, p. 255 ; et Wagner und Nietzsche zur Zeit ihrer Freundschaft, p. 73. — La photographie de la villa, dans ce dernier ouvrage, p. 16.
  3. À sa sœur, 3 février 1882 {Corr., V, 470).
  4. À sa sœur, juillet 1887 {Ibid., V. 731).