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pas, à l’origine, l’homme réfléchi qui travaille dans son cabinet sur une matière transmise par écrit. Il ne faut pas confondre la tradition avec la matière qu’elle transmet. Un poète peut écrire ou travailler sur de l’écrit, et plonger tout entier dans la tradition populaire. C’est affaire d’époque. Nietzsche pensait en secret que la poésie de Wagner ou de Gœthe roulait ainsi dans le torrent profond de l’âme populaire allemande.

Comment alors saisir l’individuel irréductible ? Ne faudrait-il pas pénétrer d’abord dans l’âme collective dont il se différencie ? Redoutable antinomie. Nietzsche ne la résout pas encore. Mais il la médite. La méthode ordinaire consiste à circonstancier les dates, le milieu, le moment, les relations. Espère-t-on, avec ces données, mettre le doigt sur le nisus formativus, den bewegenden Punkt ? En réalité, l’esprit ne parle qu’à l’esprit ; et il ne s’ouvre que par degrés. La tradition littéraire grecque le montre bien. Elle attribue à Homère toutes les épopées héroïques. Une vieille légende met aux prises, dans une joute poétique, Homère et Hésiode, et décerne à ce dernier le trépied, enjeu de la lutte. Ce que distingue cette vieille tradition, c’est l’hétérogénéité de deux poésies : la didactique et l’héroïque. Elle préfère la didactique. Elle enveloppe dans un jugement de valeur cette première et naïve discrimination des genres littéraires : les noms d’Homère et d’Hésiode sont comme des couronnes accordées non à des hommes, mais à des corporations entières de rhapsodes.

Le jugement de valeur seul peut pénétrer jusqu’à la personnalité littéraire. Une épopée telle que l’Iliade est une guirlande gauchement tressée : elle témoigne d’une intelligence artiste encore inculte, mais réelle. Les imperfections ne viennent pas d’une agglutination tardive ; elles tiennent à la difficulté de choisir, dans le prodigieux