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LE MILIEU HELVÉTIQUE

le cloître attenant à la cathédrale. Mais il est assidu aux mardis soir du conseiller Wilhelm Vischer, à ses garden-parties brillamment illuminées. L’avenir lui fera davantage apprécier la douceur de l’hospitalité bâloise[1].

On était curieux, à Bâle, d’entendre le jeune savant de vingt-quatre ans, que la principale Université allemande avait créé docteur sans thèse. Nietzsche fît, le 28 mai 1869, devant une affluence de collègues et de bourgeois, sa leçon d’ouverture : Homer und die classische Philologie. Ce fut une conquérante profession de foi. Tous ses récents travaux sur la transmission des données et des œuvres, ses études classiques et romantiques, ses réflexions sur le rôle de la philologie se condensèrent dans ce vigoureux morceau. Avec une carrure très assurée, le jeune maître se posait en réformateur ; et, derrière sa franchise, on percevait comme un grondement de menaces.

Dans le désarroi des jugements sur les lettres antiques, ce débutant se faisait fort d’apporter son arbitrage. La science littéraire était jusque-là histoire, ou linguistique, ou esthétique. Elle était partagée entre ces trois disciplines, qui prévalaient selon les époques. Mais incertaine de sa direction principale, elle était attaquée toujours. On la méprisait pour son travail obscur de taupe, ou on la mésestimait au nom d’une culture moderne, technique et utilitaire. Contre cette indifférence des railleurs et cette barbarie des techniciens, Nietzsche faisait appel à l’alliance des artistes et des savants. Que de fois ils se querellent ! Quand il s’agit de l’humanisme à sauver, ils ne peuvent que se trouver d’accord. La science et l’art vivent de deux jugements de valeur qui se complètent. L’art nous offre des images de la vie qui affirment la

  1. Il prend ses repas à la gare centrale chez Recher, avec ses collègues Schönberg et Hartmann. Corr., V, pp. 144, 146.