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TRAVAUX DE PRÉPARATION

savaient joindre la science française, tenue dans une injuste mésestime, à l’érudition allemande, alors dans toute l’insolence de sa victorieuse invasion. Pourtant l’Université se renouvelait sans cesse par l’appel de savants allemands, Gustave Teichmüller, esprit de feu, infiniment inventif, et auquel on est redevable d’un renouvellement total de l’histoire du platonisme, allait quitter Bâle pour Dorpat, Mais on gardait Moritz Heyne, germanisant solide, lexicographe excellent et bon spécialiste des antiquités germaniques. Rudolf Eucken allait mettre sa robuste et un peu fumeuse éloquence à la disposition d’un jeune idéalisme en voie de naître. Schönberg, l’économiste, un des fondateurs du « socialisme de la chaire », fut pour Nietzsche un ami plus qu’un collègue. Les années en amenèrent d’autres. La confraternité universitaire faisait pénétrer dans le patriciat de Bâle, si fermé, les jeunes savants allemands. Sans doute ils restaient presque tous les yeux fixés sur les Universités allemandes, mieux dotées. Mais ils emportaient de Bâle le souvenir d’une ville où la morgue des financiers fléchissait devant la culture de l’esprit, et où l’esprit de caste cédait au charme d’une vie de société intelligente.

Quand Nietzsche, dès le 16 juin 1869, parle de la vie solitaire qui lui est faite et qu’il aime, ou de ce faible talent de sociabilité qui l’oblige à une existence d’ermite, c’est que le destin le réserve pour une besogne où aucune amitié et aucune distraction mondaine ne peuvent le consoler. Il ne se sentirait pas si abandonné, s’il méprisait moins le menu fretin (plebecula) de ses collègues[1]. Il

repousse leurs invitations et ne fréquente guère que Jacob Burckhardt, avec qui il se promène de longues heures sous

  1. Corr., II, p. 148 ; III, p. 68.