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illustre un professeur de grec et de latin pour son Université. Ritschl, en vertu de son principe de « pousser les plus capables, fussent-ils les plus jeunes », désigna Nietzsche. « C’est un génie », avait-il écrit au chef du département bâlois de l’instruction publique, Vischer-Bilfinger, et ce dernier fît agréer à l’unanimité le candidat proposé en termes pareils par un tel maître. Le doctorat sans doute lui manquait. Ritschl le lui fit décerner, sans examen, pour ses écrits couronnés par l’Université et publiés dans le Rheinisches Museum[1]. Ainsi s’approchait pour Nietzsche l’hiieure de tenir sa gageure : fonder un nouvel humanisme ; et le voisinage de Richard Wagner, sur le lac de Lucerne, fixait le pôle où il tendrait.

Il se prépara dans l’orgueil et dans la joie. Car il a infiniment aimé sa dignité nouvelle. On lui passe les billets enivrés, où il prévient les amis les plus fidèles, Gersdorff, Rohde[2]. Mais il n’admettait pas qu’on le plaisantât ou qu’on doutât de la justice prévoyante qui avait fait de lui une désignation si précoce. Deussen l’éprouva, quand à ses félicitations sincères, il joignit une comparaison un peu mélancolique avec sa propre et encore incertaine destinée. Nietzsche répondit par une lettre de rupture. Il a toujours eu ainsi ses heures de susceptibilité morbide et violente, et alors il n’était pas grand[3]. Le « pathétique distant », dont il a fait sa règle de vie plus tard et qui seyait au philosophe méconnu, n’allait pas sans pédantisme chez le jeune universitaire, dont tout le génie reposait encore, les ailes ployées, dans une chrysalide d’espérance.

Mais il faut dire que la crise passée, il était touchant

  1. Le 23 mars 1860. Voir E. Foerster, Biogr., I, p. 228.
  2. Corr., I, 414 ; II, 121.
  3. Deussen, Erinnerungen, p. 61.