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érudit, un apôtre, un théoricien, un poète et un musicien, il reste sceptique et interdit. Dans ce Saxon retors, Nietzsche distingue, en compatriote averti, la tare du dilettantisme. Mais il admire sans réserve « l’énergie indomptable » qui cimentait ces talents variés et en faisait un imposant ensemble. Ses griefs et ses éloges ne varieront pas beaucoup en vingt ans de temps. L’atmosphère de mystère, de sépulcre et de fatalité qui enveloppait les œuvres chrétiennes, Tannhaeuser et Lohengrin, n’offusquait pas encore son goût en 1868[1]. L’ouverture de Tristan et celle des Meistersinger « faisaient tressaillir toutes ses fibres » aux concerts de l’Euterpe ; et plus d’une fois, pour le ravissement de sa maternelle amie, Mme Ritschl, il joua le « Meisterlied » du jeune et brillant chevalier, à qui l’amour donne le génie. C’est elle qui, un jour de novembre 1868, amena la rencontre vraiment fatale. Incognito, Wagner était descendu à Leipzig chez sa sœur, Mme Brockhaus, femme de l’orientaliste[2]. Mme Ritschl s’y trouvant, il voulut surprendre les deux femmes par son « Meisterlied », et fut stupéfait de les trouver déjà renseignées. Il s’enquit de l’artiste qui s’occupait ainsi de sa gloire, et voulut le voir. Nous avons la lettre d’un tour hoffmannesque qui raconte l’entrevue, et nous savons comment, faute d’un habit neuf que Nietzsche, à court d’argent, ne put arracher à la méfiance d’un ouvrier tailleur, elle faillit n’avoir pas lieu. Sans l’audace que Nietzsche eut d’accourir dans une redingote

  1. Corr., II, 71.
  2. Corr., II, 85 (9 novembre 1868) ; et aussi, I, 133. Nietzsche reprochait à Brockhaus de n’avoir pas le sens de la philosophie indoue, et d’être un pur philologue. Voir sa lettre à Deussen. Corr., I, 303. Il y a là une sévérité excessive. Hermann Brockhaus (1806-1877) a été sans doute un grammairien rigoureux. Mais ni en matière d’indianisme ni en matière de zend, il n’oubliait les problèmes généraux de la civilisation ; et, sans lui, peut-être Nietzsche n’aurait-il jamais songé à Zoroastre ni aux lois de Manou. V. Allg. Deutsche Biographie, t. 47.