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IV

première rencontre de richard wagner
les adieux à leipzig (1868-1869)


Le dernier semestre que Nietzsche passa à Leipzig ne fut pas celui d’un étudiant. Il prit pension élégamment tout près de la promenade, au fond d’un jardin, comme un jeune collègue, chez le professeur Karl Biedermann. Le vieux parlementaire de 1848, journaliste encore très vert, avait la conversation politique un peu insistante. Nietzsche s’y dérobait. Mais lui aussi, dans l’année écoulée, il avait goûté à la politique ; et les discours de Bismarck lui restaient sur la langue « comme un vin fort » qu’il savourait à lentes gorgées[1]. Pourtant le problème de sa vocation propre l’emportait sur les soucis patriotiques. Le nouvel humanisme ne se fonderait pas sans luttes. Nietzsche voyait clairement qu’il faudrait un jour critiquer « toutes choses et tous les hommes, les États, les études, les histoires universelles, les églises et les écoles ». L’orgueil schopenhauérien le poussait déjà à ces plans d’agression qu’il réalisera dans les Unzeitgemässe Betrachtungen[2].

Deux hasards puissants devaient à la fois continuer cette impulsion schopenhauérienne et provisoirement retarder ces projets. La vie mondaine de Nietzsche à Leipzig a été artiste toujours ; et sa sensibilité musicale, en se cultivant, suivait de plus en plus la pente qui le menait vers le grand musicien contesté alors, Richard Wagner. Nietzsche ne se donne pas d’abord à lui tout entier. Devant l’universalité de Wagner, qui fait de lui un

  1. Corr., I, 98 (16 février 1868).
  2. Corr., II, 95.