Page:Andler - Nietzsche, sa vie et sa pensée, II.djvu/109

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Kleinpaul. La Bibliothèque Impériale sans doute fournirait des trouvailles inédites en foule qui augmenteraient leur crédit scientifique. Ils écriraient des chroniques d’art pour vivre. Ils seraient à Paris les apôtres du germanisme et de la philosophie nouvelle. Ils se souvenaient d’un autre Allemand, qui était allé à Paris quarante ans avant eux, et avait apporté aux Français le secret du romantisme allemand, tandis qu’il renvoyait aux Allemands d’étincelantes chroniques sur Lutèce. Nietzsche se préparait à son voyage par la lecture de ces feuilletons célèbres de Heine. Il découvrait au fond de lui-même une perverse prédilection pour ce « ragoût » pimenté ; et sa répugnance pour l’exposé scientifique, serré, châtié et sans ornement s’en trouvait augmentée[1]. Cette existence même de Paris, ils se la figuraient pareille à la joyeuse et intelligente bohème du temps de Louis-Philippe. Ils n’oublieraient pas cependant de goûter aux ivresses de la « fée verte » nouvelle, l’absinthe, ni à rien de ce qui avait succédé au bal Mabille et à la Grande Chaumière. L’Allemagne leur avait donné la méthode et le savoir. Paris était l’école supérieure de la vie : « elle méritait aussi une année d’études[2]. » Ils seraient les flâneurs philosophes qui sauraient regarder cette vie frivole, mais toute d’instinct et si éloignée de pédantisme. Ils se promettaient un suprême été de liberté, dont le souvenir les suivrait à jamais dans leur exil philologique.

Ils n’eurent pas cette joie. Rohde achevait à Kiel une laborieuse année. Il y avait connu d’excellents maîtres, le latiniste Ribbeck, le germanisant Weinhold. Il avait approfondi son stoïcisme par la lecture de Lessing ; sa méditation mélancolique par la lecture de Lenz ou de

  1. Corr., III, 32.
  2. Corr., I, 73, 106, 118, 124 ; II, 27, 36, 37, 40, 45, 93, 99, 124.