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en dehors de quelques comptes-rendus pour le Literarisches Centralblatt, où Zarncke le conviait à collaborer malgré sa jeunesse, ne réussissait à rien achever.

C’est que cette année militaire, où il travailla peu et médita beaucoup, avait changé en son fond sa notion de la philologie. Le pessimisme schopenhauérien rongeait sa première croyance intellectualiste. Si une philosophie était une transformation de tout l’homme, comment n’aurait-elle pas imprégné jusqu’à son savoir ? Nietzsche en faisait la preuve d’abord négative : il démontrait que la philologie n’aboutit pas sans être éclairée par la philosophie. Combien n’avait-il pas sermonné Deussen pour le convertir à la science philologique ? Maintenant, les cent volumes qu’il lui fallait compulser pour remanier son Diogène Laërce lui avaient paru « autant de tenailles brûlantes qui tuaient le nerf de la pensée originale ». Il suppliait son camarade de chercher dans Faust ou dans Schopenhauer le repos de la pensée après sa dure macération de science[1]. Les qualités subalternes du philologue, le labeur, les connaissances, la méthode, n’avaient pas leur fin en elles-mêmes. Plus que jamais les travaux de Nietzsche sur Démocrite lui avaient fait saisir que les idées et les faits littéraires ne se transmettent que sous l’empire de certains besoins. La préoccupation qui les recueille vient aux hommes de quelques guides souverains, qui sont des philosophes. Toute tradition littéraire est illuminée du dedans par une grande pensée qui lui donne son sens. C’est pourquoi la philologie pure, dénuée de cette pensée, ne peut que brouiller la tradition et non la saisir. Il lui faut d’abord se remettre à l’école des grands initiés qui l’ont fondée. Il y a toujours eu dans la science des chefs d’équipe et des ouvriers. Les

  1. Deussen, Erinnerungen, p. 51. — Corr., I, 115.