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Il résolut d’apprendre à fond le métier militaire que les événements lui imposaient pour un an. Qu’on l’ait désigné pour le service des batteries à cheval, le plus pénible de tous, cela suffirait à prouver sa vigueur physique. Son portrait d’alors, où il s’exhibe appuyé sur un sabre nu, est une douteuse plaisanterie de conscrit. Il montre un jeune soldat nerveux, maigre et gauche, mais nullement malingre. À son habitude, il essayait de tirer une leçon de cette discipline nouvelle. Toute cette « agitation uniforme », ces exercices méticuleux, cette subordination craintive à un vouloir étranger lui changeaient l’aspect réel du monde. Mais cette vie, en faisant un constant appel à l’énergie individuelle, était aussi un antidote contre le scepticisme paralysant. Un intellectuel, jeté parmi des hommes du peuple rudes, sans le crédit social que son rang ou son renom de science lui assurent dans son milieu d’origine, apprenait là sa valeur vraie[1]. Nietzsche devenait donc le cavalier le plus audacieux de son peloton et se préparait à faire un bon officier de landwehr. Pendant les pires corvées d’écurie, Schopenhauer ou Byron l’élevaient au-dessus des contingences.

Il s’accommodait de cet « ascétisme » stoïque, lorsqu’en mars un accident douloureux l’immobilisa pour des mois. Il montait le cheval le plus fougueux de la batterie. Sa myopie, un jour qu’il montait en selle, l’empêcha de prendre garde que sa monture se cabrait. Le pommeau de la selle lui vint en pleine poitrine. Deux jours il s’obstina et voulut continuer l’exercice. La blessure se trouva profonde. Des tendons déchirés, le sternum brisé causèrent de la fièvre, de la suppuration[2] ; de douleur il eut des syncopes. Son vieux mal

  1. Corr., I, 84, 91 ; II, 10, 16.
  2. Corr., I, 410.