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facile aux médiocres d’appeler faiblesse une inquiétude, où il faut voir surtout le tourment d’une sensibilité plus vibrante et plus étendue. S’ils manquent d’énergie au premier moment, c’est que leur attention est sollicitée en plus d’un sens ; et il leur faut extraire d’une passion multiple un vouloir plus riche, dont la constance a dû être laborieusement construite. « On peut à tout objet, même futile en apparence, rattacher des pensées intéressantes ; et c’est là précisément le talent des poètes. Ils ne vivent pas plus que nous en Arcadie, mais ils savent découvrir ce qui est Arcadien, ou plus brièvement ce qui est intéressant même dans les plus vulgaires objets de notre entourage[1]. » Nietzsche ne parlera pas autrement de ce don de s’étonner, qui, pour Platon et Emerson, est le privilège des philosophes. Ainsi, la moindre variation du paysage modifie leur émotion et la qualité de leur perception des choses. « L’étroitesse des montagnes semble influencer le sentiment surtout. L’étendue des plaines agit davantage sur l’intelligence », dit Kleist dans sa jeunesse ; et il a soin de classer « ces impressions profondes que laisse aux cœurs tendres et impressionnables le spectacle de la création sublime »[2], Plus d’une fois il préférera les paysages voilés de cette brume, qui « fait attendre plus de choses qu’elle n’en cache » ; et l’éclairage de Claude Lorrain, si cher à Nietzsche, et qui, sous un « ciel pur, d’un bleu italique » et dans une atmosphère tra-



  1. Kleist, 19 septembre 1800 (t. V, 137). On ne tiendra compte dans les rapprochements qui suivent que des lettres et des fragments de Kleist que Nietzsche a réellement pu connaître par Eduard von Bülow, Heinrich von Kleisl’s Leben und Briefe, 1848 ; Koberstein, Heinrichs von Kleist Briefe an seine Schwester Ulrike, 1860 ; et Köpke, Heinrich von Kleist’s Politische Schriften, 1862. Mais nous citons d’après les Werke publiés par Erich Schmidt, Minde-Poüet et Steig.
  2. Kleist, 3 et 4 septembre 1800 (t. V, 100, 105).