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Toute humanité supérieure se rapproche des Grecs, par cette ingénuité. C’est de Schiller que Nietzsche apprendra que les Grecs sont un peuple-génie ; et la conclusion s’imposera : tous les génies sont naïfs. La naïveté est la qualité morale qui correspond aux qualités d’intelligence ou d’art où consiste le génie ; et cette sûreté facile, avec laquelle le génie suit sa route, sans règles, mais en l’élargissant à sa mesure, se rapproche de l’heureuse spontanéité des êtres naturels. Il est, lui aussi, un vivant qui porte en lui-même sa loi. Voilà pourquoi il est vain de vouloir recomposer, en partant des éléments, la synthèse vivante du génie. Nietzsche appellera Schiller à la rescousse pour protester contre l’insolence des philologues, qui, ayant déchiqueté l’unité des poèmes d’Homère, prétendaient le refaire par la seule habileté des savants alexandrins[1].

III. — Le génie donne la notion de l’humanité intégrale. C’est par là qu’il importe à la régénération, ou, comme le dit Schiller, à l’éducation esthétique de l’humanité. Les poètes avant tout sont, par définition, les conservateurs de la nature (Die Dichter sind schon ihrem Begriffe nach die Bewahrer der Natur). Il y a toujours des poètes, dès qu’il y a une humanité ; et quand l’humanité s’éloigne de la nature, le poète l’y ramène. Il est le dernier témoin ou le vengeur de la nature oubliée. Donner à l’humanité son expression intégrale (der Menscheit ihren möglichst vollstândigen Ausdruck geben), c’est là sa mission. Toute poésie est ainsi relative à un état donné de la civilisation. Elle est un remède à cette civilisation, si elle se corrompt. Dans un état d’harmonieuse et naïve union de la sensibilité et de la raison, elle imitera cette heu-

  1. Homer und die classische Philologie (IX, 5). Il y a allusion évidente à l’épigramme de Schiller intitulée die Homeriden.