L’idée que Nietzsche se fera des Grecs sera très différente de celle qui était réputée vraie à Weimar aux temps de Schiller et de Gœthe. Mais les hommes d’aujourd’hui comparés à l’humanité grecque, de quelque façon qu’on la définisse, apparaissent à Schiller et à Nietzsche également misérables. La civilisation présente s’est formée par une croissante spécialisation. L’homme moderne, issu d’elle, est comme mutilé et difforme au physique et au moral, attaché qu’il est à une tâche parcellaire qui ne développe qu’un muscle ou une aptitude. L’État aussi est morcelé, où des classes entières de citoyens sont vouées aux mêmes besognes monotones ; où certains ne sont que des tables de comptabilité et d’autres des habiletés mécaniques. C’est ce qui fait que, dans une telle collectivité, il n’y a jamais d’unité des vouloirs que par l’engrenage des spécialisations. Aucun homme n’est vraiment libre de sa décision et n’a l’intégrité de l’âme qui permettrait de juger des destinées de l’ensemble. La génération présente se disjoint en deux masses : la foule des individus incultes livrés aux instincts d’une sensualité lourde ou aux calculs d’un cœur étroit ; et quelques penseurs abstraits, dont la froide chimère ne rejoint pas le réel et ne touche pas les multitudes. Il n’en était pas ainsi des Grecs, en qui une sensibilité intacte et un esprit attaché à la réalité sauvegardait l’intégrité humaine et faisait l’individu bon juge des intérêts collectifs auxquels le dévouait un heureux instinct. La tâche était pour Schiller de restituer cette humanité intégrale. Il se la représentait comme une République de beauté sans misère ; pareille à la Grèce de la belle époque, mais sans l’esclavage antique, et avec le salariat moderne en moins. Il se figurait rétablie dans cette cité nouvelle l’harmonie première de la sensibilité et de la raison. Il imaginait que l’homme y arriverait à une perfection morale qui abolirait pour lui