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discerner le sens de leur propre évolution[1]. Ainsi, son intelligence plane toujours au-dessus du tempérament qu’elle éclaire. Il est l’exemple merveilleux de l’art de se former. Il a, par deux fois, cherché sa voie dans une direction qui le menait à une impasse. Il s’est cru peintre dans sa jeunesse ; et il s’est cru physicien dans l’âge mûr. Ce qui n’était que la force impérieuse de son tempérament visuel, le don de voir des formes et de sentir profondément des couleurs, il l’interpréta comme le talent de créer des formes et la mission de renouveler la théorie de l’optique. Plus d’un poème nous confie la douleur qu’il eut d’abandonner ces deux chimères. Cela n’empêche qu’il se sépare d’elles sans pitié, par intelligence de sa vraie vocation. Sa poésie, toutefois, en a gardé un sens de la ligne et un sens de la nature, qui lui confèrent à eux seuls la jeunesse éternelle[2]. Nietzsche a appris de Gœthe ce secret de tirer un parti salutaire de ses erreurs mêmes. Il avait couru, lui aussi, après deux chimères. Il s’était cru musicien ; et il s’était cru destiné à renouveler par la philologie l’interprétation de la vie des Grecs. Du moins peut-on dire que toute sa philosophie est imprégnée d’un sens musical et d’un sens de la grécité qui suffisent à lui assurer une place parmi les systèmes philosophiques qui font appel à notre sensibilité et à la délicatesse de notre culture plus qu’à notre raison dialectique.

Nietzsche n’a jamais contesté à ses compatriotes une certaine audace de l’esprit. Mais, très désintéressés et fougueux dans la spéculation, ils ne sont libres ni de goût, ni d’esprit. Gœthe eut cette liberté[3]. Nietzsche la définit par un art très spiritualisé de goûter le bien-être

  1. Wir Philologen, posth., § 254 (t. X, 402).
  2. Menschliches, II, § 227 (t. III, 126).
  3. Ibid., II, § 173 (t. III, 94).