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blables et d’eux-mêmes. Ces pleurs sont le fait d’un cœur faible et impropre aux fortes initiations. Un peu plus tard, Gœthe saura que « les torrents impétueusement débordés, les pluies de feu, les ardeurs souterraines et la mort, qui engloutissent les métropoles, prouvent la vie avec autant de splendeur que l’aube levée sur des vignobles luxuriants et sur des bois d’orangers parfumés ». Alors paraissent de lui, dans les Frankfurter Gelehrten Anzeigen, des articles qui pourraient être de Schopenhauer, tant ils respirent le sentiment de l’éphémère, du gaspillage effréné de tous les germes vivants, foulés et écrasés dès qu’ils sont nés à la lumière. Une croyance déjà toute nietzschéenne imprègne ces articles : celle en la vie torrentielle qui emporte côte à côte les choses belles et laides, bonnes et mauvaises, parce qu’elle est par-delà la laideur et la beauté et par-delà le bien et le mal.[1] Comment croire, si telle est l’effroyable réalité ambiante, en une valeur de la vie humaine ? C’est croyance pure et résolution courageuse. Nietzsche admire Gœthe pour cette courageuse foi qui, ayant eu le sentiment presque pascalien d’une nature pleine de mystères et animée de forces démoniaques, sait toutefois s’abandonner à ce mystère. L’homme est fait pour une condition limitée et il ne discerne que des fins proches. Il se perd s’il songe à une œuvre plus vaste que l’accomplissement de sa besogne quotidienne. Les Wanderjahre l’avaient dit et avaient enseigné, en même temps, que, dans le tâtonnement inévitable, il nous faut, avec le

  1. Voir ce passage fameux sur Sulzer (1772) : « Was wir von Natur sehen, ist Kraft, verschlingt ; Nichts gegenwärtig, alles vorübergehend, tausend Keime zertreten, jeden Augenblick tausend geboren :… schön und hässlich, gut und bös, alles mit gleichem Rechte über einander existirend » (t. XXXIII, p. 16). Le passage est d’une authenticité suspecte depuis les recherches de Max Morris. Mais l’édition de Weimar et celle du Centenaire l’ont inséré ; et Nietzsche, comme tout le monde, a évidemment attribué à Gœthe un texte si conforme à sa croyance d’alors, influencée d’ailleurs par Herder.