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plutôt la solennité même du serment prouve que la simple parole donnée n’était d’aucune solidité. On se parjurait d’un cœur léger. « Il est permis de flatter l’ennemi pour mieux le perdre ensuite », dit Théognis. Il y a peu de nations qui aient eu une moralité individuelle aussi médiocre.

La moralité collective valait moins encore. Les villes et les partis, comme les individus, pratiquent des maximes de violence et de dol. C’est une vertu civique de haïr la cité voisine. À mesure qu’on avance, et au ve siècle surtout, il n’y a plus de traité qui soit sacré. On ne connaît plus le respect de la foi jurée. La paix est précaire, et la guerre sans ménagements. Ces faits ne sont pas nouveaux sans doute. Ils sont familiers à quiconque a reçu une culture grecque. Un résumé brillant en avait été présenté dans le livre de La Cité antique auquel Burckhardt doit tant ; et l’on croit lire le chapitre fameux de Fustel de Coulanges sur « les relations entre cités »[1], quand Burckhardt décrit l’acharnement sauvage des procédés de guerre helléniques. Les Grecs, sans exception de tribu, se sont toujours conduits comme s’ils n’avaient pas été une nation parlant une même langue ; comme si le sang hellénique eut été inépuisable ; comme si la barbarie n’eût pas constamment guetté aux portes. Cela, au temps où déjà Hérodote proteste ; où Aristophane signale le danger barbare ; où Platon supplie qu’on ménage la race appauvrie et se révolte contre l’idée même d’une guerre entre Hellènes. Affreuse responsabilité des cités. Et comment auraient-elles pu plaider l’ignorance, quand les avertissements des penseurs se multipliaient et quand une civilisation plus haute était déjà présente à la pensée des meilleurs ?

  1. Fustel de Coulanges, La Cité antique, livre III, ch. xv.