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voulu et poursuivie selon toutes les règles marines, est une parabole qui leur est commune.

Or, c’est de là que Nietzsche tirera son premier scepticisme au sujet des impératifs moraux :

Nous expérimentons donc avec nos vertus et nos bonnes actions et ne savons pas sûrement si ce sont celles qu’il faut pour le dessein poursuivi. Il nous faut alors ériger le doute au-dessus de tout, et douter de toutes les prescriptions morales[1].

On pourrait penser que Fontenelle, lui aussi et d’abord, dût désespérer de tout. À quel guide se fier si la raison, qui passe pour la faculté du vrai, devient à son tour maîtresse d’erreurs et de déception ? D’un certain biais, la philosophie de Fontenelle apparaît en effet comme un pessimisme ; mais c’est un pessimisme qui ne se détache pas de la raison. Il est même certain qu’il la préfère ; mais il ne la croit ni seule au monde, ni toute-puissante. Sans douter d’elle, il la juge inefficace et débile devant des puissances plus fortes qu’elle prétendrait maîtriser ; et parmi ces puissances, il y a la nature extérieure, puis, en particulier, la nature de l’homme. Faudra-t-il être saisi d’appréhension, parce qu’ainsi souvent la marche des choses se trouve conduite par des forces étrangères à la raison humaine ? Il y a une particulière audace à faire dire à la sévère Lucrèce :

Enfin l’ordre que la nature a voulu établir dans l’univers va toujours son train ; ce qu’il y a à dire, c’est que, ce que la nature n’aurait pas obtenu de notre raison, elle l’obtient de notre folie[2].

Il faut entendre que, pour Fontenelle, la nature a ses raisons que la raison ne connaît pas, et qui peut-être n’en sont pas plus mauvaises. Fontenelle ne s’explique pas

  1. Morgenröthe, posth., § 90. {W., XI, 192.)
  2. Dialogue de Lucrèce avec Barbe Plomberge, p. 306.