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qui la justifie. Celui qui domine par la force exclut aussi tout autre pouvoir. Les dominateurs sont aussi les guerriers qui protègent. Enfin, les mains oisives permettent aussi les têtes inventives, qui créent les technologies nouvelles. Les penseurs rendent à la masse en inventions fructueuses et en sécurité ce qu’ils prélèvent sur elle. Ils dirigent la foule évidemment munie de droits, mais qui ne sait pas les faire valoir. Le troupeau a besoin de chefs, et il les appelle d’un vœu puissant. Leur domination toutefois ne dure que si elle est intelligente. L’intelligence seule peut mettre d’accord les vouloirs en lutte, puisque, de sa nature, elle résulte de leur compromis. Il est de l’intérêt des dirigeants de conduire pour le mieux la masse grégaire qui se confie à eux, faute de quoi ils s’exposent à cette coalition tumultueuse des faibles qui sait deviner l’heure de faiblesse des forts et qui s’appelle la révolution.

Schopenhauer est-il qualifié pour tracer cette généalogie des formes de la morale et des formes politiques esquissée par lui ? Il semble bien qu’il lègue à son successeur un problème insoluble dans son système. Il faut, pour le résoudre, transcrire tout le schopenhauérisme dans le langage créé par la doctrine de l’évolution. Une fois de plus, les infirmités de la doctrine schopenhauérienne lui ont suscité le rival dangereux qui l’a supplantée[1].

Puis il reste une dernière cime à gravir : celle du génie moral. L’art et la métaphysique soulevaient le voile de l’illusion qui couvre les mondes. Le génie moral agit comme s’il marchait dans un univers où, toute apparence s’étant levée des choses, on ne distinguerait plus que la détresse du réel. Avec des égoïsmes il fait œuvre d’art. Est-ce possible ? Oui, en ne traitant pas, comme fait


  1. Parerga, Vereinzelte Gedanken, chap. ix, § 124-126 (V, 250, 252, 256).