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Et il faudra savoir si, par-delà ce carrefour, il a su éveiller une Vérité qui n’avait jamais ouvert les yeux.

La philosophie de Nietzsche est construite comme s’il y avait eu dans tout le passé humain trois plans naturels et étagés que la pensée a gravis l’un après l’autre, et qu’il faut dépasser pour en atteindre un quatrième, d’un immense coup d’aile. Ces trois états de la pensée ne constituent pas une philosophie de l’histoire. Ils naissent du mouvement de la réflexion, qui ne dispose que d’une seule démarche pour arriver à la cohérence : c’est d’ébranler par le doute les croyances coutumières qui font le premier contenu du savoir, de la moralité et de la religion des hommes, et formulent leur première notion sur leurs relations entre eux et avec le monde ; puis, par une analyse sans cesse élargie, de chercher entre ces fragments dissociés une cohésion nouvelle qui s’appelle la raison.

Cette démarche de la pensée a été découverte par les philosophes grecs. Les premiers, ils se sont avisés que ces mots primitifs qui résument notre savoir, notre moralité, notre religion, n’ont qu’un contenu, qui est l’usage, mêlé sans doute aux constatations expérimentales les plus anciennes. Ils ont soumis ces usages divers à un examen de dissociation qui est une immortelle leçon de critique. Puis, de la houle montante du doute, ils ont cru voir surgir, rayonnante comme Aphrodite, la Raison dont la seule apparition nous éblouit d’évidence.

Cette naissance de la Raison est toute l’histoire de la pensée grecque, mais le rythme de cette pensée fascine et meut la pensée humaine jusqu’à nos jours. La philosophie de Nietzsche nait de cette généralisation, que lui suggère une interprétation nouvelle de la vie et de la philosophie grecques.