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Éviter la solitude morale, en se serrant frileusement contre une âme fraternelle ; se jeter avec une fougue mortelle dans une œuvre glorieuse, ce sont les deux extrêmes besoins de l’âme de Kleist. Le prince de Hombourg les unit dans la sienne. Käthchen von Heilbronn et Penthésilée les abritent isolés et comme à l’état de pureté. Elles en sont torturées jusqu’à la maladie. Nietzsche discernera plus tard ce qu’il peut y avoir de pathologique dans ces héroïnes qui se sentent glacées du froid de la mort et qui poussent un seul cri : « Aime-moi ! » La plus tendre, Käthchen, est encore une malade. Et dans la plus robuste, dans Penthésilée, Kleist veut nous faire sentir que l’héroïsme lui-même peut être une tare. Ce qu’elle ne supporte pas, c’est d’être dominée. Il lui faut la cime du bonheur et de la victoire ; être au second rang sera pour elle un tourment égal à la défaite. Son âme, éblouie de gloire, aime Achille, et, dans son amour, elle veut encore le tenir à discrétion. Dans cette âme mobile, tout est explosion brusque, l’enthousiasme qui la jette au-devant du héros d’Égine, autant que l’aversion violente en laquelle se change son amour contrarié. Ainsi la qualité héroïque de l’âme est en son fond ambition de dominer, et la force de cette ambition peut aller jusqu’à désagréger le caractère où elle s’installe. Nietzsche n’oubliera pas cette leçon. C’est à cause de ce goût des descriptions cruelles qu’il présentera en Kleist lui-même quelque chose de cette impérieuse ambition qui violente les esprits. Et comme de Kleist à Wagner la filiation a toujours paru à Nietzsche certaine, c’est donc bien par Kleist, par son âme pessimiste, orgueilleuse, clairvoyante et cruelle, mieux que par Schiller, que le sens d’un tragique véritable, sanglant et sage, a pu se réveiller en Allemagne au XIXe siècle[1].


  1. Nietzsche, Fröhl. Wissenschaft, posth., § 174 (t. XII, 89, ).