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de mort. Cela devait se marquer sur mes traits, car Gulberg me dit : « Ne joue donc pas la comédie ! » Mais ma consternation était bien sincère. Cependant c’en était fait de mes leçons de latin.

« Je sentis ce jour-là mieux que je ne l’avais fait encore ma dépendance de la bonté d’autrui ; par moments, j’avais des pensées sombres sur mon avenir ; les choses les plus nécessaires me manquaient. En d’autres instants, je redevenais insouciant comme un écolier.

« La veuve de notre célèbre homme d’État, Christian Colbjoernsen, et sa fille furent les deux premières dames de la haute société qui me marquèrent de l’intérêt. Elles résidaient l’été, dans une maison de campagne où demeuraient aussi le poète Rahbek et sa femme, si vive d’esprit, si bienveillante. Elle s’entretenait assez souvent avec moi. Un jour, je lui lus une nouvelle tragédie que je venais d’écrire. Dès les premières scènes elle s’écria : « Voilà des passages tout entiers qui sont copiés dans OEhlenschlaeger et Ingemann. — Certainement, répondis-je dans mon innocence, mais ils sont si beaux ! » et je continuai ma lecture.

« Un jour que je la quittai pour monter chez Mme Colbjoernsen, elle me présenta une poignée de roses en disant : « Prenez cela pour ces dames ; cela leur fera plaisir de les recevoir de la main d’un poète. »

« Ces paroles étaient dites en plaisantant, mais c’était la première fois qu’on accolait le nom de poète au mien. J’en fus pénétré jusqu’au fond de l’âme, et les larmes me vinrent aux yeux. Ce fut positivement de ce jour que je me sentis attiré vers la poésie, que ma vocation d’écrivain s’éveilla ; auparavant écrire n’avait été pour moi qu’un jeu, une dis-