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vint de douter que les autres n’éprouvassent pas le même plaisir à m’écouter.

« Le fils de la voisine travaillait dans une fabrique de drap et rapportait toutes les semaines quelque argent à la maison. Moi, je ne faisais, disait-on, que flâner. On résolut de me mettre dans cette fabrique : « C’est moins, dit ma mère, pour l’argent qu’il y gagnera, que pour savoir toujours où il est et ce qu’il fait. » Ma vieille grand’mère m’y conduisit ; elle en était bien peinée. Elle n’aurait jamais cru, me disait-elle, que je serais un jour dans un atelier comme celui-là, avec les enfants les plus pauvres.

« Il s’y trouvait beaucoup d’ouvriers allemands qui chantaient gaiement ; ils échangeaient entre eux des plaisanteries déplacées et grossières qui étaient accueillies avec la plus vive jubilation. À cette époque, j’avais une voix de soprano très haute et extraordinairement belle. Je le savais, car, lorsque je chantais sur notre toit, près de notre petit jardinet, je voyais dans la rue les passants s’arrêter. Les étrangers de qualité qui venaient dans le jardin du conseiller d’État attenant à notre maison m’écoutaient en silence. Lorsqu’à la fabrique on me demanda si je savais chanter, je commençai tout de suite ; aussitôt tous les métiers cessèrent de marcher. On me fit chanter et rechanter ; d’autres garçons se chargèrent de faire mon ouvrage.

« Encouragé par ce succès, je racontai que je savais aussi jouer la comédie et je leur récitai des scènes entières de Holberg et de Shakspeare. Tout le monde m’aimait, et je trouvai les premiers jours que je passai à la fabrique fort amusants. Mais un acte de brutalité m’en fit sortir et ma mère ne m’y laissa plus aller.