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mières pièces que j’y vis se jouaient en allemand : c’étaient le Potier de Holberg, mis en opéra, et la Nymphe du Danube. La première impression que me firent le théâtre et la foule qui s’y trouvait rassemblée n’indiquaient pas du tout qu’il y eût en moi une veine poétique cachée. Lorsque j’aperçus tout ce monde, je m’écriai : « Si nous avions à la maison autant de tonnelets de beurre qu’il y a ici de personnes, je mangerais joliment des tartines ! »

« Bientôt je ne me trouvai nulle part aussi bien qu’au théâtre ; comme on ne m’y conduisait que rarement, je me fis un ami du porteur de programmes. Tous les jours il me donnait un programme ; je le lisais et le relisais, puis j’allais dans un coin où j’imaginais toute une pièce d’après le titre et les personnages de la pièce affichée. Ce furent là mes premières œuvres poétiques, encore inconscientes.

« Mon père, de plus en plus renfermé en lui-même et taciturne, avait plus que jamais le goût de passer tous ses moments de loisir à errer dans les bois. Il ne pouvait plus rester en place ; il était absorbé par les faits de guerre qu’il lisait dans le journal. Napoléon était son idéal, son héros. Le Danemark s’allia en ce temps à la France. Il n’était question que de guerre. Mon père s’engagea comme soldat, espérant revenir lieutenant. Ma mère pleura ; les voisins haussèrent les épaules en disant que c’était folie d’aller se faire tuer quand on n’y était pas forcé.

« Le matin où le régiment partit, j’entendis mon père chantonner gaiement, mais c’était pour cacher sa profonde émotion ; je la devinai à la véhémence avec laquelle il m’embrassa. J’étais couché, malade de la rougeole. Le tambour retentit, et ma mère accompagna en sanglotant mon père